Pour Elle

Mes cannes, espacées de plus d’une cinquantaine de mètres les unes des autres, essayent de se confondre avec les tiges des roseaux. En lisière de forêt, je réside sur une charmante petite place recouverte d’écorces et de racines, un bel habitat pour mon lit de camp, et peut être même pour mon parapluie en cas d’intempéries. Je peux voir sans être vu, ce qui n’est pas pour me déplaire, mes yeux déambulent vers le large et s’arrêtent sur l’horizon, je devine à peine la berge opposée. Finalement, je suis presque comme chez moi, au bord de la mer en Bretagne, avec l’eau douce et les carpes en plus. Derrière cette idylle se cache le monstre des sables, avec ses caprices et son intransigeance, un challenge alléchant. La traque peut commencer.

7 Octobre 2010:

Il y a quatre jours, un géant du Sud ouest m’a accueilli sous une marée d’écume, certainement pour me rappeler à sa façon qu'il ne sera pas tendre avec moi. J’ai vécu un début de session compliqué avec la pluie qui ne cesse de tomber, un duvet trempé par le voyage en bateau, une armée de sangliers grouinant autour de mon campement et surtout une rage de dents persistante. Je fais le dos rond et prolonge mes recherches. C’est tellement beau ici que petit à petit, je pense moins à ces petits désagréments. Ce matin, au lever du soleil, j’enregistre une nouvelle touche. J'enfile mes waders et saisis la canne. Armé de mon épuisette sur le dos, je traverse la roselière à grandes enjambées. Le poisson est lourd et sonde le fond. Le combat dure quelques minutes, juste le temps pour qu'un soleil rouge luisant se lève à l’horizon. Le lac est tumultueux, les grandes vagues viennent me percuter le torse de plein fouet. Neutralisé par le spectacle, je perds le fil du combat. Ce poisson se décrochera cinq mètres devant l'épuisette avant même que je puisse deviner ses formes. Je crois que ses quelques instants resteront le meilleur souvenir de ma session sur l’immensité. Les jours derniers, les captures étaient assez petites pour le lac, des poissons entre dix et quatorze kilos. Je viens de rater le poisson qu’il ne fallait pas mais rien de grave, c’est une très bonne excuse pour revenir l’année prochaine. J’ai l’hiver pour élaborer une nouvelle stratégie rocambolesque et rêver plus grand ...

31 Octobre 2011:

Je partage avec un ami une session qui se déroule plutôt bien. Les poissons sont actifs, des belles communes allongées et quelques miroirs pas mal fichues nous rendent visite par vagues successives, parfois deux touches en l’espace d’une demi heure, puis plus rien durant vingt quatre heures. Sans doute des bancs de poissons très mobiles. On se déplace chaque nuit pour remonter du Sud au Nord les milliers d’hectares en priorisant les pointes et les cassures les plus marquées. On espère de cette manière trouver une zone « spéciale » avec une moyenne de poids plus élevée mais des grands poissons sur cette session, aucun , pourtant il doit en exister. Je me retrouve seul à nouveau. La nuit tombe,

le silence est profond. Ce silence qui aspire, se peut t-il qu’il inspire? Un dernier oeil sur le lac, puis trois mots avant de rejoindre les bras de Morphée : immensité, pureté, beauté.

21 avril 2012:

Je suis sur le lac depuis quelques jours. Le mercure se montre chafouin. Je dispose de temps en masse puisque c’est le commencement de longues sessions au bord des plus grands lacs français. Je m’offre un break de trois mois de pêche en « full time », même s’il est possible que je retourne à la civilisation de temps en temps pour recharger les batteries. Chaque semaine, un lac différent. Posséder le temps! J’en rêve depuis de longues années mais tout ce temps est-il prolifique pour la pêche? Je n’en ai pas l’impression. Je suis distrait, peut être serais-je meilleur avec la pression d’une fin de session qui approche? Ca tombe bien, nous sommes l’avant dernier jour. Je me rends directement sur le « hot spot » du lac à cette période de l’année, deux heures plus tard, la première touche mais la ligne cède.

31 Mai 2014:

Deux ans que je n’avais pas navigué sur ce lac, un peu lassé par la pêche que je trouve monotone par rapport aux étendues voisines, trop stéréotypée, peut être à cause de ces immenses roselières, moins de hauts fonds, moins d’obstacles... Je regarde l’eau avec un sentiment amer, celui de ne pas être allé au bout de choses, que beaucoup de choses m’échappent. Je suis accompagné de deux bons amis. Aucun de nous ne va trouver les carpes durant cette session. C’est très dur pour le moral. C’est devenu une habitude, on méprise le lac, on se trouve milles excuses: « l’eau était trop mouillée n’est-ce pas Laurent? ».

18 octobre 2014:

J’ai une semaine de vacances et je suis de retour sur le lac bien plus tôt que je ne le pensais. Les bretons sont têtus, c’est bien connu non? Vais-je encore tout droit au casse- pipe? La dépression des dix derniers jours a disparu. Je suis très incertain, il y a un peu de vent mais il fait très chaud, et la météo annonce de hautes pressions pour toute la semaine. C’est rageant, surtout que je connais un peu les résultats des quinze derniers jours sur les grands lacs français. C’était juste parfait pour la pêche avec des séries monumentales de gros poissons. Après un mois de Septembre caniculaire, les poissons sont devenus complètement fous! J’espère ne pas arriver après la bataille. Je cogite toute la nuit puis au petit matin, un grand poisson vient de se piquer sur ma canne à l’extrémité gauche. La lumière du soleil est encore juste derrière l’horizon. Le poisson prend le large lentement mais avec vigueur. Il met sa grosse tête dans la pente et essaye de faire ventouse. Pendant ce temps là, le soleil monte de moitié et les vagues du large s’écrasent contre mes waders. Je rigole nerveusement en exerçant toujours un peu plus de pression sur le poisson. J’ai l’impression de revivre la même scène qu’en Octobre 2010. Le soleil devient complètement rond et je vois une grosse miroir rentrer dans le filet, celle que je cherche depuis dix-huit nuits. Je suis conquis, mon seul regret, c’est d’être seul ce matin mais en fin d’après-midi, deux copains doivent me rejoindre pour la suite de la semaine, nous allons pouvoir fêter ça. La roue a tourné, et cette fois, le lac a décidé de nous offrir ses plus beaux joyaux. Pour garder les poissons sur la zone, quatre vingt kilos debouillettes fraichement ramenées de Belgique par Gilles vont rejoindre nos zones de pêches, une semaine de rêve s’annonce ...

1 Octobre 2015:

Je suis en compagnie d’Adrien pour cette session. Nous avons débuté sur un autre géant de sable, puis les souvenirs de l’Automne dernier nous ont rapatrié sur notre cher et tendre, celui qui nous a déçus, puis gâtés. On débute la pêche à une bonne quinzaine de kilomètres du poste de l’an dernier. Le premier sentiment ici, c’est de se sentir bien dans la nature, au calme, loin des activités nautiques. Parfois la pêche est éreintante, surtout lorsqu’il faut se déplacer continuellement pour trouver les poissons. Mais là, on peut vraiment profiter, se reposer même. La pêche est moins simple que l’an dernier, mais aujourd’hui une petite fenêtre météo s’ouvre, puis rapidement, la touche. Adrien est là pour me donner un coup de main pour traverser ces immenses roselières, et le combat se présente bien. Encore quelques efforts, et au premier passage, le compère glisse la belle au fond du filet de l’épuisette. C’est un « mammouth » me lance t-il. Nos regards se croisent, et à ce moment précis, cette fois c’est sûr, nous pouvons dire que le lac nous a accepté pour de bon.